FLORE PAVY pour le sujet "Accrocher l’oeuvre/accrocher le spectateur", décembre 2006.
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Photos "symboliques" :
Pour le dernier sujet, je m’étais mise en scène dans le rôle de l’artiste : cette fois je m’intéresse à celui du spectateur. Je crois qu’on est tous l’un et l’autre, simultanément, alors pour tenter d’exprimer mes petites idées, je change d’habit à volonté, une fois artiste, une fois spectateur, une fois créateur, une fois observateur, une fois destinateur, une fois destinataire. Si l’on veut tenter de comprendre un peu, je crois qu’il faut tendre vers une certaine agilité du regard, vers une souplesse de la posture, vers une légèreté du costume.
C’est comme un jeu de rôle, et mon installation ressemble à un petit théâtre. Un petit théâtre ambulant.
L’esthétique de la photo vient dans un 2e temps. L’immédiat, c’est pour moi l’acte de mettre en scène une certaine situation pour essayer de la comprendre un peu mieux. Explorer, expérimenter. Je construis un simulacre de vie, puis je prends des photos (ni vraiment photo d’art ni vraiment photo de reportage, flottant un peu entre les 2) et enfin je détruis l’installation, je la démembre, je l’anéantis. Mais je ne fais pas l’expérience grâce à la structure que je mets en place, je fais l’expérience en vivant l’instant, et l’installation n’est là que pour en rendre compte.
Elle me permet de matérialiser l’un ou l’autre des aspects innombrables de l’art. L’indéfini, l’illimité, l’inexplicable domaine de l’art… Immense. Obscur. Et moi à l’intérieur, infime et dérisoire. J’essaie de comprendre un peu. J’ouvre les yeux, le plus possible, tellement que ça fait mal, j’ouvre grand les yeux pour percevoir un peu de lumière et pouvoir pénétrer ce grand mystère opaque. Les pupilles dilatées, le regard enfiévré, j’avance à tâtons. Parfois je me cogne et parfois je tombe, parfois je me perds et parfois j’ai peur, parfois j’aperçois une étincelle, alors je m’enflamme. Et toujours, toujours je cherche à comprendre. Comme un tout petit enfant.
Pour le sujet précédent, j’avais donc enfilé l’habit de l’artiste. Je l’avais mis en scène par rapport à son art, dans cette sphère très fermée, très intime. Ce rapport frontal de l’un à l’autre. L’artiste. L’art. Pas de place pour quoi que se soit d’autre. Pas de spectateur dans cette sphère ; si ce n’est l’artiste spectateur de lui-même. Pas vraiment d’œuvre non plus, mais l’Art, vague, indéterminé, fluctuant. Juste l’art et puis l’humain qui, pour se faire exister, pour faire exister le monde à ses yeux, projette sur l’extérieur sa propre conscience de lui-même, et sa conscience de l’autre, et sa conscience de l’espace entre les deux. Il l’extériorise et la matérialise parce que la conscience ne suffit pas, parce qu’elle est toujours incomplète, toujours déficiente, jamais garantie, jamais attestée. Parce qu’elle est impalpable et parce qu’elle est hésitante. Parce que la conscience de soi demande à être sans cesse renouvelée, sans cesse réétablie, réévaluée, parce qu’elle ne tient pas en place.
J’avais voulu exprimer ce mouvement de l’artiste (j’entends de l’être humain en tant qu’artiste) vers l’avant, vers le haut, ce mouvement du cœur qui cherche à jaillir, et du bras qui tend vers un ailleurs indéfini, vers un ailleurs infini, vers l’infini qu’il porte en lui-même. Un mouvement violent, déchirant (d’autres élèves en voyant la photo on même parlé de « folie », or la folie n’est-ce pas ce qui déchire l’humain en plusieurs, qui menace son unité ?), un mouvement qui semble se situer quelque part entre la quête et la fuite. De soi.
Pour ce nouveau sujet, j’ai conservé deux choses. Premièrement l’approche, avec installation éphémère et photographie « symbolique ».
Et deuxièmement, le miroir.
Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui je suis !
Le miroir est un objet qui m’importe beaucoup. Non que je sois maladivement narcissique (quoi que), mais parce qu’il exprime à lui seul toute une représentation de l’art que les mots sont bien en peine de traduire…
Il y aurait mille choses à dire. Mais mille c’est long. Pour en garder juste quelques mots, on peut évoquer le « stade du miroir » : L’idée est en gros que l’enfant est physiquement Un, mais que, intérieurement, il a à devenir Un ; Vers 9 mois, il se reconnaît dans le miroir. Cette image unitaire de lui-même, venue de l’extérieur, l’aide à s’unifier de l’intérieur. Et ne croyons pas que parce que nous avons plus de 9 mois, la question n’est plus d’actualité…
Le miroir, c’est ce qui renvoie une image, et c’est ce qui renvoie à une réalité. C’est ce que sont, pour une majorité d’êtres humains, les yeux d’autrui. C’est ce qu’est, pour une majorité d’artistes, le regard du spectateur.
Le miroir révèle, montre, expose, il ne sait pas mentir.
Et pourtant s’il reproduit trait pour trait la réalité, il faut se rendre à l’évidence : il le fait à l’envers…
Merveilleux équivoque, formidable ambiguïté. Miroir, mon beau miroir, es-tu tellement objectif ?
Le miroir c’est le regard d’autrui mais ça peut aussi être l’œuvre, je crois. L’oeuvre est un miroir plus éblouissant que les autres, mais c’est aussi le plus impitoyable.
Je m’explique. Le spectateur adore une œuvre ou au contraire il la déteste : peu importe, c’est la même chose, parce que dans ces deux cas, il est touché, il est accroché, il est saisi (tiens, que des verbes de contact). Pourquoi ? Il pourrait se contenter d’émettre un jugement, d’ordre esthétique ou moral, d’ordre technique ou intellectuel, mais non. Il est pris par l’oeuvre, entièrement, intégralement, sans pouvoir rien y faire. La distance du jugement est anéantie et remplacée par un corps à corps fusionnel et violent. Il aurait beau se débattre, crier, rien à faire. Il est dans l’œuvre, avalé par elle.
Je ne vois que deux explications. Ou bien certains artistes très malins et très ambitieux accrochent en secret des bras invisibles à leurs œuvres ; ou bien le spectateur « accroché » voit en l’œuvre autre chose qu’un objet neutre, extérieur, totalement étranger. La première solution me semble meilleure, mais comme je n’ai pas encore percé le mystère des bras invisibles, je vais devoir me contenter de la deuxième. Ce que voit le spectateur, c’est donc quelque chose qui l’atteint, qui le remet en question lui-même, qui le reflète. Tiens, tiens. Voilà notre miroir. En effet, je pense que l’œuvre touche le spectateur parce qu’elle lui renvoie une image de lui-même, une image plaisante pour ce qui est esthétique et harmonieux, gênante pour ce qui est disharmonieux et repoussant ; une image qui peut le satisfaire et le combler (l’amour du beau ?) ou bien l’accrocher parce qu’elle le dérange, parce qu’elle le perturbe, parce qu’elle bouscule ce qui, dans sa conscience des choses, était établi et assuré. Parce qu’elle gène, parce qu’elle dit « Tu ne sais pas tout, y compris de toi », parce qu’elle murmure des choses que l’on a pas envie d’entendre, que l’on avait caché bien tranquillement tout au fond de soi, et qui, en une fraction de seconde et sans raison apparente, resurgissent avec plus de force que jamais, parce que l’œuvre est là, immobile, constante, impassible, indifférente, et que, du haut de son socle ou de son mur, elle vous dit tout ce que vous redoutiez le plus profondément.
Accrocher, c’est donc la dualité de ce qui heurte, de ce qui choque (on parle d’accrochage pour les accidents de voiture), et de ce qui attire, de ce qui séduit, de ce qui invite (on parle alors d’un titre accrocheur). C’est pourquoi la notion d’accrocher le spectateur est ambiguë dès lors qu’elle devient le but premier d’une œuvre d’art. Le meilleur (contre ?)exemple est la publicité : sexe et violence (déguisés bien entendu) en sont les maîtres mots, les meilleures recettes, celles qui accrochent à coup sûr. Or si accrocher revient à stimuler les bas instincts ou bien l’égo du destinataire, il me semble que le désir de l’artiste ne peut pas aller essentiellement en ce sens, ou bien c’est un problème de définition de ce qu’est fondamentalement un artiste.
Un sujet « accrocheur » :
Quand j’ai lu le sujet, ce qui a accroché mon regard c’est d’abord ce parallélisme dans la phrase, cette musicalité de répétition, cet écho : « accrocher l’œuvre / accrocher le spectateur ». Une sorte d’effet de miroir en fait, dès le départ.
A première vue, deux résonances : La première tourne autour du mot « accrocher », elle consiste à isoler chaque partie du sujet en en distinguant le sens figuré du sens propre : « retenir l’attention du spectateur » et « fixer l’œuvre dans l’espace ». La deuxième, c’est concevoir les deux parties du sujet comme les deux versants d’une même idée, d’une même situation, et les mettre en face l’une de l’autre, en un tête-à-tête exalté parce qu’analogues, en une confrontation brutale parce que trop semblables.
Dans la relation œuvre-spectateur, il y a plus de codes et de conventions que dans la majorité des relations, parce qu’il y a un jeu une notion de sacré. L’un doit être en hauteur, sur un socle ou au mur, l’autre est au niveau du sol est lève la tête (est-on très loin de l’adepte et de l’autel, de l’idole ?), l’un est mis en valeur et l’autre contemple, l’un est constant, imperturbable, l’autre se déplace et tourne autour. De plus, l’œuvre (c’est à dire ce qui est désigné comme tel) est souvent séparé du reste par une vitre ou une corde ou autre démarcation (lors des prises photo, il y a d’ailleurs eu des réactions du genre « j’ai le droit de passer derrière ? », comme si c’était un honneur de dépasser ma ridicule corde peinte en rouge, ce qui montre bien une règle incroyablement ancrée dans les esprits) : il y a donc un terrain, un domaine de l’art, matériellement perceptible, et ce terrain est inviolable, il n’est pas accessible. L’œuvre devient dès lors intouchable et par-là même, vénérable. On nous dit : admirez mais sans toucher, glorifiez mais pas trop près…
Il m’a donc semblé amusant d’inverser ce rapport, ou en tout cas de brouiller les pistes… où est l’œuvre, où est le spectateur ? Qui regarde quoi ?
Et quand il arrive qu’un spectateur soit subjugué, en admiration devant une œuvre, lequel des deux est mis sur un piédestal ? L’œuvre en elle-même ou bien une partie du spectateur ? En inversant le rapport de supériorité oeuvre-spectateur, n’y a-t-il donc pas une certaine logique ?
Le spectateur, par son regard, fait exister l’œuvre : l’objet neutre devient œuvre grâce au regard posé sur elle, il y a donc autant d’œuvres différentes, pour un même objet, que de regards. Mais le spectateur, en créant l’œuvre, en la recréant, se fait exister lui-même. Il crée un miroir et ce miroir révèle l’oeuvre qui est en lui. Le spectateur devient œuvre, il se contemple et se met lui-même sur un socle. Il se regarde et aime se regarder : car si l’œuvre lui renvoie une réalité de lui-même, c’est une réalité toujours valorisante… un reflet encadré…
Dans le cadre de l’art :
Mon cadre fait double-emploi : il cadre et encadre. Le cadrage, c’est le champ de l’image, ici c’est ce qui permet de sélectionner un élément par rapport au reste de l’installation : le buste du spectateur/acteur. Le cadrage donne à voir une chose et pas une autre, il coupe, il désigne, il impose aux autres spectateurs sa sélection, il dit ce qui est œuvre et ce qui ne l’est pas. Rien de plus subjectif qu’un cadre : c’est la seule chose que détermine le photographe. C’est aussi la seule chose que les spectateurs ne peuvent pas s’approprier, je crois. J’aime beaucoup le cadre parce qu’il donne une limite et que c’est à l’intérieur des limites que les choses peuvent exister... Mais ici on a un cadre vide, étrangement vide, comme en quête de remplissage. Mon cadrage précède la réalité et il l’influencera. L’oeuvre reste à faire. Spectateur, tout reste à faire !
L’encadrement, par contre, c’est ce qui donne à l’image du spectateur/acteur un aspect noble, estimable, c’est la mise en valeur de son portrait. C’est ce qui le découpe du réel et le place dans un autre terrain, celui de l’idéal. J’ai voulu jouer, dans mes photos, avec ce découpage qui semble transférer l’image dans une autre dimension. Parfois il la détache de la réalité à tel point qu’elle n’est plus perceptible du tout ; parfois l’image mise en valeur s’illumine absurdement ou bien perd ses couleurs : une façon de désamorcer l’effet de sérieux du noir et blanc, son côté noble, digne, grave, forcément beau, forcément artistique. Ici le noir et blanc se trahit lui-même, il dénonce son artifice parce qu’il est directement confronté à la couleur : au lieu d’être majestueux et séduisant, il fait tâche. Tout se qui se passe à l’intérieur du cadre est donc dans mes photos un moyen de sourire des « règles de l’art »…
Mon cadre est accroché de manière volontairement visible parce qu’il prend pied dans le réel et n’en sort pas : ainsi, il souligne un peu « l’artificialité » de tout accrochage…
Parodie d’accrochage :
Mon installation suggère la relation « type » œuvre/spectateur avec l’évocation de l’exposition (= accrochage). Elle met en question la distinction œuvre/spectateur, car elle devient elle-même « œuvre » et ses spectateurs doivent s’y intégrer : ils deviennent ainsi partie intégrante de l’installation, articulation nécessaire à son existence en tant qu’œuvre.
Voici comment cela se passait. Je présentais au spectateur le miroir rouge en tant que « l’œuvre » (que j’avais préalablement installé sur un chevalet pour le faire apparaître comme tel, mais sans lui ajouter ce côté sacré du socle, le chevalet étant, en tant qu’élément de la création picturale, le symbole immédiat de l’œuvre, mais de l’œuvre non achevée, donc non encore sacrée), et je disais au spectateur que pour regarder l’œuvre, il fallait le faire à travers le cadre (ce qui avait une certaine logique puisque c’était le seul moyen de regarder l’œuvre de manière frontale et intégrale). Le spectateur grimpait donc sur le socle et plaçait sa tête à travers le cadre. Ainsi, il prenait sans le vouloir la place de l’œuvre, et devenait l’œuvre à ses dépends. Il se prenait au jeu de sa propre contemplation et se plaisait à être ainsi orné, tour à tour prenant la pause ou scrutant son reflet avec perplexité.
J’aime ce genre d’installations car les personnes extérieurs qui s’y intègrent y ajoutent une part d’improvisation : je ne peux absolument pas prévoir quelles seront leurs réactions… Ce côté imprévisible et vivant entre en contraste avec l’agencement préparé, organisé, et stéréotypé, du dispositif.
Ce qui était finalement important dans l’installation était, bien plus que chacune de ses parties (cadre/miroir), l’espace qui les séparait, le vide indispensable entre les deux, la distance sans laquelle ni l’un ni l’autre n’avait de sens, et sans laquelle le spectateur/acteur n’avait aucune place. C’est dans cet espace, dans cette brèche que s’engouffrait l’objectif de l’appareil photo.
Le subjectif de l’appareil photo :
Il y a donc une espèce de mise en abîme dans ce rapport œuvre/spectateur à multiples niveaux.
–D’abord le spectateur/acteur qui regarde le miroir rouge(œuvre). –Qui devient ensuite œuvre lui-même, rendant spectateur l’objectif de l’appareil photo. –Enfin, la photo devient œuvre et ceux qui la regardent deviennent les spectateurs (ultimes ?). J’ai voulu mettre en avant cette infinité de points de vue pour relativiser la notion d’art sacré : qui peut décider de ce qu’est l’œuvre et de ce qu’est le spectateur, sinon soi-même et pour soi uniquement, à un moment précis ?
« L’œil » de l’appareil photo à un deuxième rôle : il permet de prendre la place d’un élément ou d’un autre… Si je me place en face du spectateur/acteur, je deviens le miroir, et ainsi tout observateur de la photo devient lui aussi le miroir, ce qui donne encore un autre éclairage au rôle du spectateur. Par contre, si je me place derrière le s/a, j’observe l’installation entière et de manière cachée : celui qui regardera la photo sera alors une sorte de témoin invisible, presque voyeur. Enfin, si je me place sur le socle, je suis spectatrice moi-même, et de moi-même. Etc etc.
Voici donc l’art, qui se cache dans chaque élément du monde et prend toutes les apparences possibles, inconstant et fugitif, qui s’évapore et s’écoule dès qu’on veut le toucher, qui fuit dès que l’on prononce son nom, qui ne peut se plier à aucune règle, qui n’accepte aucune sorte d’inertie, et qui, au fond, n’existe peut-être nulle part, si ce n’est dans notre perception, dans notre désir de l’art.
Flore Pavy, terminale L.